EXPERTISE – Les femmes sur le terrain des droits des hommes

Depuis juillet 2015, parmi les 79 interventions d’Agir ensemble dans le cadre de son Fonds d’Urgence, seules 14 d’entre elles se sont se sont faites au bénéfice de défenseuses des droits.

Droits humains Défenseur.se.s Droits des femmes

Dans le cadre de ses actions de protection, Agir ensemble offre une assistance aux défenseur∙se∙s des droits humains. Depuis juillet 2015, parmi les 79 interventions d’Agir ensemble dans le cadre de son Fonds d’Urgence, seules 14 d’entre elles se sont faites au bénéfice de défenseuses des droits, soit un peu plus de 17%. Pour quelles raisons ? Les femmes seraient-elles moins engagées que les hommes pour défendre les droits humains ? Rien n’est moins sûr. Néguine Behechti, Déléguée à la protection des défenseur∙se∙s des droits humains chez Agir ensemble s’est penchée sur la question …

« Les femmes battantes sont là et contre vents et marées, elles foncent »
Maître Nancy Maisha, avocate et partenaire d’Agir ensemble

La notion de défenseur∙se des droits humains peut se définir comme « toute personne qui, individuellement ou en association avec d’autres, œuvre à la promotion ou à la protection des droits de l’[H]omme », et ce, dans le respect de l’universalité des droits humains.

La Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme adoptée par une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 08 mars 1999 exprime la nécessité pour les autorités étatiques de garantir une protection effective des défenseur∙ses des droits. Cependant, la Déclaration semble passer sous silence les spécificités relatives à la situation des femmes défenseuses, et de manière plus générale, l’importance des questions de genre dans la défense des droits humains.

Pourtant, le Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits de la personne rappelle dans un rapport du 10 janvier 2019 que « [b]ien souvent […], les défenseuses doivent faire face à d’autres risques et obstacles qui sont liés au genre […] et découlent de stéréotypes fondés sur le genre tenaces et d’idées et de normes profondément ancrées concernant l’identité des femmes et le comportement qu’elles devraient avoir. C’est ainsi que, pour les mêmes actes, les femmes peuvent être stigmatisées alors que les hommes sont admirés ».

Ainsi, l’encrage profond des constructions sociales de genre et de l’hétéronormativité, le questionnement incessant de la légitimité de l’engagement des femmes et de leur rôle dans les processus décisionnels renforcent continuellement l’invisibilité patente dont les défenseuses font l’objet.

La vision binaire et archaïque des rôles des femmes et des hommes dans le combat pour les droits de humains, et donc pour l’humanité dans son entièreté, ne reflète cependant que très peu l’engagement vibrant des femmes sur un terrain que les sociétés confient d’abord aux hommes.

C’est à l’aune des principes universels énoncés par la Déclaration, qu’Agir ensemble mène, dans le cadre de ses actions, des programmes de Protection dits Fonds d’Urgence et RISK (Renforcer les Initiatives pour Secourir les Défenseur.es des Kivu) offrant une assistance au défenseur∙ses des droits en danger du fait de leur activisme.

Toutefois, depuis juillet 2015, parmi les 79 interventions d’Agir ensemble dans le cadre de son Fonds d’Urgence, seules 14 d’entre elles se sont faites au bénéfice de défenseuses des droits, soit un peu plus de 17%. Dans le cadre du programme RISK, 32% des assistances apportées par Agir ensemble et ses partenaires concernaient des femmes.

Maître Nancy Maisha, avocate et partenaire d’Agir ensemble en charge de la protection des défenseur∙ses des droits basée à Bukavu indique à cet égard que « si sur le terrain, nous trouvons très peu des femmes en tant que défenseures des droits [c’est que] nous [les femmes] naissons et grandissons dans des normes inégalitaires qui créent aussi des différences d’estime de soi entre les femmes et les hommes ».

La force des défenseuses des droits découle du double combat que celles-ci mènent tout au long de leurs engagements : un combat collectif, universel, en faveur des droits humains, et un combat personnel contre les carcans communautaires et familiaux. Maître Maisha poursuit à cet égard : les femmes « ont cette attitude de vouloir se cacher derrière l’homme », soit un époux, un père ou un frère.

Or, ces deux sphères sont intiment liées, menant certaines défenseuses à trouver parfois comme adversaire – dans leur lutte contre l’injustice – un de leurs alliés du quotidien, soit plus exactement ce même époux, père ou frère. Ainsi, Agir ensemble et ses partenaires ont pu assister quatre femmes défenseuses pour leur relocalisation urgente, après que l’une d’entre elles ait été soumise par son époux et militaire à des actes de torture. Fortes de leur alliance, ces défenseuses ont pu dénoncer de nombreuses exactions similaires commises par des membres de groupes armés auprès des autorités militaires[1].

Une autre défenseuse a été enlevée et torturée, après avoir dénoncé à plusieurs reprises auprès des autorités l’exploitation sexuelle de jeunes filles mineures au sein de maisons de tolérance, ce qui a ensuite permis l’ouverture d’enquêtes et la mise à l’abri par son association de plusieurs victimes. Celle-ci a dû fuir sa ville d’origine, laissant derrière elle ses enfants. Agir ensemble et ses partenaires ont alors permis la réunion des enfants et de leur mère.

Alors que le combat d’un homme en faveur des droits humains peut faire de lui un modèle et un leader communautaire, celui d’une femme peut tout au contraire venir exacerber à son encontre les stigmates relatifs aux rôles des sexes. Ainsi, un grand nombre de défenseuses deviennent et demeurent la cible d’attaques visant leur réputation, leur sexualité ou encore leur santé mentale. Ainsi, les quatre défenseuses dont le récit a été évoqué précédemment sont aujourd’hui considérées comme des inconscientes et des délinquantes par leur propre communauté.

La sexualité des défenseuses constitue également un moyen de représailles, une arme, abondamment utilisée par leurs adversaires, et notamment les groupes armés. Leurs corps, faisant écho à l’hypermasculinité présente dans le corps militaire et les groupes armés, devient très souvent un terrain de vengeance.

En 2018, une défenseuse, ainsi que deux de ses collègues hommes ont fait l’objet de menaces de la part de membres de l’armée, du fait de leur engagement en faveur des droits humains ; des soldats l’ont, en guise de représailles, battue et violée. La même année, trois défenseuses ont été violées par des membres d’un groupe armé, car ayant enquêté sur le meurtre d’une femme accusée d’être une sorcière et dénoncé le viol d’une mineure. En 2019, une défenseuse a été violemment agressée par un membre de sa famille, l’ayant déshabillée et tenté de l’étrangler devant ses proches.

Cécile Lukogo, partenaire d’Agir ensemble en charge de la protection des défenseur∙ses basée à Uvira constate à ce propos que« les femmes ne bénéficient pas suffisamment d’exposition au regard du poids de leurs engagement car beaucoup d’organisations de la société civile sont dirigées par des hommes et ces derniers ne leur donnent pas cette opportunité ; elles sont moins nombreuses et n’ont pas des moyens pour se promouvoir eux-mêmes. »

Ainsi, les moyens donnés aux défenseuses ne sont pas à la hauteur de la force et de l’importance de leurs combats. Or, l’engagement des femmes doit être compris par le prisme de l’universalité des droits, qui est l’objet même de celui-ci. La question du genre n’intègre l’équation que dans le but de reconnaître la légitimité pleine et entière du combat de ces défenseuses, et d’exhorter les acteurs étatiques et non-gouvernementaux à leur donner les moyens d’écraser, sur leur chemin, les préjugés fondés sur le sexe et le genre. Avec ou sans reconnaissance, les défenseuses continuent de se battre avec la même ferveur pour la promotion et la protection des droits humains : que ce soit par la dénonciation des violences sexuelles, de l’exploitation de mineurs, l’accompagnement des victimes ou encore la promotion des principes de l’État de droit et du développement. Maître Maisha conclut à cet égard que « les femmes battantes sont là et contre vents et marées, elles foncent ».

Il est alors temps que les femmes de l’ombre fassent à leur tour de l’ombre.

Néguine Behechti
Déléguée à la protection des défenseur∙ses des droits
Agir ensemble pour les droits humains

[1] L’ensemble des cas individuels de défenseures cités dans cet articles ont bénéficié d’une assistance de la part d’Agir ensemble et de ses partenaires SOSIJM, ARAL et la SUWE, dans le cadre de ses programmes de Protection.


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