RDC : Rencontre avec le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix

Retour sur la rencontre entre Agir ensemble pour les droits humains et le Dr. Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix (2018).

RDC Droits humains RISK Droits des femmes

En octobre 2020, Agir ensemble a eu l’immense chance d’être reçue par celui que l’on surnomme « l’homme qui répare les femmes » : le médecin-gynécologue Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix (2018) et fervent défenseur des droits humains. Celui qui s’emploie depuis 20 ans à mettre fin en République Démocratique du Congo aux violences sexuelles en tant qu’arme de guerre nous a livré un témoignage bouleversant et empreint d’un extraordinaire espoir. Récit de cette rencontre.

Mise en garde : cet article traite de sujets sensibles tels que les violences basées sur le genre et les agressions à caractère sexuel.

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De gauche à droite : Vicar Batundi-Hangi (SUWE), Professeur Denis Mukwege, Nancy Maisha (SOS-IJM), Bruno Vinay-Michon (Agir ensemble) et Agnes Rashidi-Nafisa (Arche d’alliance)

14H30, nous approchons ce jeudi 15 octobre 2020 de l’entrée de l’Hôpital de référence de Panzi. Nous sommes à Bukavu, la capitale de la province du Sud-Kivu. Volontairement construit à la bordure d’un quartier populaire et défavorisé, l’hôpital abrite la fondation du docteur Mukwege. C’est un havre de paix et de sérénité qui contraste avec les faubourgs agités qui l’entourent. L’équipe du projet « RISK » (Renforcer les Initiatives pour Secourir les Défenseurs des Kivu) est au complet. Notre délégation est menée par un proche conseiller du prix Nobel, Maître Justin Bahirwe, coordinateur de SOS-IJM, l’une des quatre organisations membres du consortium « RISK ».

Notre équipe est réunie depuis deux jours à Bukavu pour échanger sur les activités du projet que nous menons depuis 2016 à l’est de la RDC. avec le soutien de l’ambassade des Pays-Bas. Au cours de ces vingt-quatre derniers mois, pas moins de deux cent quatre défenseur∙se∙s des droits humains en danger ont été secouru∙e∙s et pris∙e∙s en charge par ce projet. Il s’agit pour la plupart de femmes et d’hommes de terrain qui vivent et travaillent au cœur du conflit armé. Tous∙tes dénoncent, au risque de leur vie, les violations des droits humains commises par des groupes armés, légaux ou illégaux, dans cette partie tant convoitée du Congo. C’est ce projet que nous sommes venus présenter à Denis Mukwege qui est lui-même, depuis l’été 2020, la cible de menaces de mort et de messages haineux en raison de son combat pour mettre fin à l’impunité des criminels de guerre en RDC.

Déjà, en 2012, ce médecin militant a réchappé à une première tentative d’assassinat. Cette nouvelle intimidation s’inscrit dans le contexte d’un énième massacre qui a coûté la vie à dix-huit civils, sauvagement assassinés dans la nuit du 16 au 17 juillet 2020 à Kipupu, un village situé dans les hauts plateaux du Sud-Kivu. Celui qui a longtemps exercé à l’hôpital de Lemara, situé non loin du lieu du massacre, ose alors dire tout haut ce que la communauté internationale pense tout bas. Pour le professeur Mukwege, « ce sont les mêmes qui continuent à tuer dans la ligne droite des massacres qui frappent la RDC depuis 1996 » ; Les « mêmes », ce sont ces criminels de guerre, « rebelles » auto-proclamés, qui sèment la terreur dans les Grands Lacs avec l’aide de puissants pays voisins. La barbarie de leurs crimes n’a d’égal que leur impunité.

Lorsque nous pénétrons dans le bureau du docteur Mukwege, après nous être soumis à tout un protocole de sécurité, nous sommes accueillis par un homme humble et chaleureux qui s’excuse d’emblée des mesures exceptionnelles qui nous ont été imposées. Denis Mukwege a été contraint d’adopter des règles de sécurité draconiennes qui entravent son quotidien sans toutefois nous assure-t-il atteindre ses convictions et son moral. Son bureau et son domicile ont été sécurisés. Sa vie de famille a été bouleversée. Depuis plusieurs semaines, il est obligé de limiter ses déplacements au strict nécessaire et ses participations à de nombreux événements ont été annulées, comme par exemple celui qu’il devait réaliser en France début octobre 2020 pour assister, à Caen, au Forum mondial sur la paix.

L’homme qui nous invite à prendre place à sa table nous apprend qu’il connait déjà notre projet et nos actions. Sa voix est emplie de douceur et de bonté. Pour nous qui étions venus à sa rencontre afin de lui témoigner notre soutien face à l’épreuve qu’il affronte, lui dire que nous admirons son engagement, ce fut une surprise : voilà que c’est lui qui nous remercie et loue nos actions ! Malgré le masque chirurgical qu’il porte de manière exemplaire dans un pays qui n’a pas adopté cette précaution, nous entendons au son de sa voix et à l’éclat de son regard que notre travail a une grande valeur à ses yeux. Pourtant, le combat pour les droits humains en RDC. reste un engagement risqué, ingrat et difficile. Le découragement guette à chaque instant.

Le médecin introduit la rencontre par une histoire bouleversante : il y a quelques jours, il nous apprend qu’il s’est senti particulièrement désarmé, car incapable de soulager la douleur de deux parents venus lui confier leur fille âgée de deux ans. Cet enfant venait d’être victime d’un viol, comme tant d’autres auparavant dans l’un des villages des hauts plateaux qui surplombent la plaine de la Rizizi. Comment, lorsque l’on est médecin, annoncer à une jeune mère et un père de famille que leur fille a été torturée à un point tel que le vagin de l’enfant a été détruit et ses intestins perforés par la violence de l’acte sexuel ? Comment apaiser la colère de ces parents qui savent d’ores et déjà que celui qui a supplicié l’innocence de leur chair bénéficie d’une absolue impunité, tout comme les commanditaires de ces crimes de guerre ? Au Sud-Kivu, le viol d’un enfant est, selon la croyance rependue auprès des miliciens, un moyen imparable d’acquérir une immunité contre les balles adverses. C’est aussi devenu, au fil des ans, un acte de guerre.

Le docteur Mukwege est confronté depuis deux décennies à de telles scènes qui marquent encore et toujours son quotidien de praticien. Des victoires ont parfois jalonné son engagement : le 1er octobre 2010, sous l’égide du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme, l’ONU publiait un rapport, intitulé « Rapport Mapping » qui répertoriait et analysait 617 incidents violents à l’est de la RDC qualifiés de « crimes contre l’humanité ». Ces faits, commis entre 1993 et 2003 ont été particulièrement documentés et nul n’est venu contester leur triste véracité. Face à l’atrocité des crimes inventoriés, les auteurs de cette enquête concluaient à l’impérieuse nécessité de mettre en place un tribunal spécial afin de poursuivre les seigneurs de guerre et autres criminels pour rendre justice à ces milliers d’enfants, femmes et hommes tué∙e∙s ou martyrisé∙e∙s. Dix ans plus tard, le 1er octobre 2020, ce tribunal n’a jamais vu le jour. Les rares et timides efforts de l’ONU et de la communauté internationale pour mettre sur pied cette juridiction ont tous été entravés, au détriment des milliers de victimes dont la souffrance pourrait ne jamais être réparée. Il n’est sur ce point un secret pour personne que la France qui siège au Conseil de sécurité de l’ONU n’est pas disposée à contrarier les dirigeants des petits pays voisins de la RDC en votant une résolution instituant un mécanisme juridictionnel international.

Pour autant, le prix Nobel de la paix qui nous accorde aujourd’hui son hospitalité ne peut se résigner au constat d’un tel échec. Avec certainement une force et une verve identique à celle qui était la sienne lorsqu’il a fondé l’hôpital de Panzi, il nous explique que la solution est entre les mains du peuple congolais. Comment méconnaître en effet que depuis janvier 2019 et l’élection de Félix Tshisekedi à la présidence congolaise, le règne de près de vingt-cinq ans de la famille Kabila au pouvoir, durant lequel l’impunité a été la règle en RDC, est bel et bien terminé. L’espoir du docteur Mukwege de voir son pays marqué par tant d’années de guerre s’engager enfin dans une nouvelle voie plus respectueuse des droits humains renaît.

Rompre définitivement avec l’impunité passée, engager le pays dans une paix durable incluant la mise en place d’une justice « transitionnelle » est à l’agenda officiel de ce nouveau gouvernement. Nul ne doute cependant que cet objectif ne pourra être satisfait sans la mise en pratique des recommandations du « rapport Mapping ». C’est précisément ce message politique qui vaut aujourd’hui à Denis Mukwege d’être si violemment attaqué.

Le nouveau Président sera-t-il s’en saisir ? Un mois après notre visite à Panzi, nous avons appris que le docteur Mukwege a été reçu par Monsieur Félix Tshisekedi dans le cadre d’une grande campagne de consultations nationales. Comment ce nouveau président élu pourra-t-il rester sourd à l’appel du Prix Nobel de la Paix ?

Ce prix, il l’a dédié au « peuple congolais », uni dans sa quête pour restaurer un monde meilleur et façonner un avenir fondé sur la justice, le progrès et le respect de la dignité humaine.

Bruno Vinay-Michon
Chargé de projets et partenariats
Agir ensemble pour les droits humains


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